Vincent Marion a fondé Francelysée à Shanghai en septembre 2014. A l’origine site Internet et compte WeChat en chinois et en français traitant de sujets liés à la culture et à la société française, l’entreprise a évolué vers le e-commerce avec un contenu plus commercial. Il s’adresse à des Chinois de 25-35 ans pouvant s’offrir des produits français. Sans langue de bois, l’entrepreneur né en 1989 dans la région lyonnaise détaille les challenges qui se posent dans une Chine où la croissance économique n’est plus ce qu’elle était dans les années 2000.
Lors de la publication de vos articles, avez-vous eu déjà affaire à la censure du gouvernement chinois ?
Nous nous sommes déjà fait censurer, mais cela venait probablement de concurrents opportunistes car il s’agissait d’articles positifs sans analyse poussée, nous parlions du G20 et de François Hollande, de la première dame chinoise et de Carla Bruni. Il faut savoir que les médias en Chine ont interdiction de parler de la vie politique, même de façon positive.
Ceci dit beaucoup en parlent car de nombreuses lois en Chine relèvent de la théorie et ne sont pas mises en pratique. A tout moment il y a cet outil juridique. Les règles sont très contraignantes mais tout le monde fait un peu ce qu’il veut, et si un jour le gouvernement chinois veut sanctionner, il dispose de cette arme.
Il est déjà arrivé que nous pratiquions l’auto-censure, bien qu’assez rarement. J’avais par exemple interviewé un Chinois qui avait fait la Légion étrangère en France. J’ai finalement décidé de ne pas passer l’interview car il est interdit qu’un Chinois rejoigne une armée autre que l’armée chinoise, et je n’ai pas voulu prendre le risque.
Faites-vous face à des obstacles pour vendre des produits étrangers en Chine ?
Nous n’arrivions pas à vivre de l’activité de média, et comme nous avons réuni une certaine audience avec Francelysée, nous avons décidé de capitaliser sur des événements, du e-commerce.
Promouvoir et vendre des produits étrangers n’est pas illégal mais la Chine fait de plus en plus de protectionnisme, elle se ferme de plus en plus. Je suis venu pour la première fois en Chine en 2010 et ce n’était pas la même ambiance. Mes associés qui sont là depuis 10 et 12 ans veulent quitter le pays car ce n’est plus la Chine qu’ils ont connue.
Avant il existait un grand vide juridique. Maintenant c’est de moins en moins le cas, mais il y a un droit à deux vitesses, pour les Chinois et pour les étrangers. Les étrangers doivent tout faire dans les règles. Au niveau des visas, c’est très contraignant. Créer une entreprise devient de plus en plus compliqué, même si certaines choses sont plus faciles – il faut moins de capitaux – le nombre de papiers exigé est énorme.
Les contrôles sont drastiques, notamment au niveau sanitaire. Et au sein des entreprises : être stagiaire en Chine est quasiment impossible pour n’importe quel étranger. Il faut être étudiant dans une université chinoise et obtenir une convention de stage mais la situation est très tendue. Dès qu’il y a un nouveau salarié dans une entreprise, la police vient dans les 30-60 jours pour vérifier que l’employé travaille effectivement dans cette entreprise, et elle en profite pour contrôler les papiers de tous les employés.
Donc vous n’avez pas choisi la facilité en vendant de l’agroalimentaire français en Chine !
Nous proposons notamment des produits laitiers, qui représentent un nouveau marché, très petit mais significatif à l’échelle de la Chine. C’est une niche complexe, en très forte croissance, très intéressante quand on la maîtrise.
Les fromages par exemple n’existaient pas en Chine il y a 13 mois. Aujourd’hui la situation est paradoxale : la Chine vient de légiférer, les importations de fromage sont autorisées, mais c’est tellement contrôlé que ça reste compliqué. On est obligé d’importer de grandes quantités, ce qui requiert beaucoup de moyens financiers.
Actuellement pour s’implanter en Chine, il faut beaucoup d’argent et de motivation. Ce n’est pas comme il y a une dizaine d’années, où il n’était pas rare de gagner beaucoup d’argent sur des projets peu complexes. La porte s’est pour ainsi dire fermée dernière nous, cela va être très compliqué pour les suivants.
Quel sont les produits que vous vendez le plus via Francelysée ?
Les fromages et le saucisson. Les fromages car il n’y en a pas en Chine et ce sont des produits très difficiles à trouver et à livrer. Et faire du faux fromage, les Chinois n’en sont pas là. En revanche, nous proposons peu de vin car tout le monde en vend et les contrefaçons sont nombreuses.
Pour l’instant ce qui plaît aux Chinois ce sont les fromages extrêmement pasteurisés, sans trop de goût, fabriqués en France spécifiquement pour le marché chinois. Il s’agit par exemple des Babybel, la Vache qui rit, que le groupe Savencia (ex Bongrain) a développés sous la marque Ile de France uniquement à destination du marché chinois. Clairement les Chinois ne connaissent pas le vrai fromage français, – même s’il y en a qui sont amateurs d’Epoisses et d’Ossau-Iraty, mais c’est en général parce qu’ils ont vécu en France ou sont mariés à des Françaises. La marge de progression est donc énorme.
Le succès de notre autre best-seller, le saucisson, s’explique par le fait que les Chinois sont les plus grands mangeurs de porc au monde et qu’ils sont habitués à grignoter de la viande séchée à longueur de journée. Ils demandent beaucoup d’informations sur le jambon cru, mais pour le saucisson, ils achètent sans se poser de questions.
Comment vous positionnez-vous par rapport aux géants chinois JD.com et Alibaba.com qui se sont mis aussi sur le créneau des produits Made in France ?
Nous savons à la fois faire rentrer des produits en Chine, les promouvoir, les mettre sur un canal de vente et les faire livrer au client final (nous travaillons avec des sociétés de logistique). Or beaucoup de marques françaises sont intéressées par l’énorme marché chinois, mais le problème c’est que c’est de plus en plus compliqué d’y rentrer et elles ne sont pas forcément prêtes à mettre un million sur la table. Nous offrons donc aux PME de l’agroalimentaire et également du secteur des cosmétiques la possibilité de pouvoir tester le marché chinois à moindre coût.
Francelysée propose de réaliser des rapports tous les mois aux marques, afin qu’elles puissent voir ce qui est tendance. Nous faisons des analyses marketing et segmentons suivant les profils des acheteurs. S’il y a une demande, la seconde étape est d’enregistrer les produits en Chine, et nous proposons là-aussi des solutions, car l’enregistrement de produits en Chine est un processus coûteux et long qui peut nécessiter 13 mois à 18 mois. Nous permettons aux marques de prendre la température du marché chinois en avant-première.
JD et Alibaba sont des plates-formes qui misent aussi sur les marques françaises, mais à ce jour personne n’a encore trouvé la solution pour vraiment décoller. Les plates-formes chinoises n’arrivent pas à convaincre les marques françaises, et les plates-formes françaises n’arrivent pas à vendre aux Chinois.
Francelysée parie sur le fait qu’en tant que Français nous connaissons les marques et nous pouvons les rassurer, et comme nous sommes une équipe à majorité chinoise, nous savons comment vendre aux Chinois.
Comment expliquer ce protectionnisme croissant de la Chine ?
La raison principale est le ralentissement économique en Chine, avec un taux de croissance officieux autour de 3 ou 4 %, un chômage des jeunes qui est en train de monter en flèche car tout le monde a fait un bac +4, une dette chinoise qui est à 250 % du PIB. D’où une phase de protectionnisme exacerbé. C’est la fin de l’eldorado chinois puisque les années où la croissance était à 15 % sont terminées. Et il n’y a jamais eu autant d’arnaques, il est de plus en plus dur de se faire payer.
Ce protectionnisme a-t-il un impact sur l’attractivité des marques françaises auprès des Chinois ?
Oui car les marques françaises suscitent toujours de l’intérêt mais moins qu’avant. Auparavant ‘marque étrangère’ était synonyme de qualité. Les étrangers étaient mieux perçus en Chine, mais aujourd’hui il faut trouver des boucs émissaires. Un exemple parlant est celui de la chaîne de boulangerie Farine, fondée par un Français, qui a dû fermer sa dizaine d’établissements car un ancien employé chinois a dénoncé sur Weibo l’utilisation de farine périmée. L’affaire qui remonte à mars dernier a été le sujet de conversation n°1 en Chine pendant deux jours. Comme ce sont des étrangers, le scandale a été national pour faire un exemple. Ce sont toujours les entreprises étrangères qui prennent, jamais les grandes entreprises chinoises. Dans la rue où j’habite à Shanghai, pas un seul restaurant local n’est aux normes. Mais il faut dire aussi qu’il y a eu beaucoup d’abus de la part des étrangers qui se croyaient chez eux à faire n’importe quoi, et le gouvernement chinois est en train de mettre de l’ordre.
En France, peut-être une conséquence de ce protectionnisme, l’intérêt pour la Chine semble moindre qu’il y a 10 ans, considères-tu que le soft power chinois est pour l’instant peu efficace ?
Il y a 10 ans la Chine préparait les Jeux Olympiques et c’était encore une terre de tous les possibles. Aujourd’hui la Chine traîne toujours une image négative, mais je trouve plutôt que les choses s’améliorent, avec la célébration du nouvel an chinois, la diffusion de films chinois et les coproductions sino-américaines. Même si en termes de soft power, les Chinois auraient beaucoup à apprendre d’autres pays, surtout de la Corée du Sud.